L'affiche n'est pourtant qu'un simple bout de parchemin cloué sur la panneau en bois, parmi les portraits de hors-la-loi. Pourtant, les conséquences en sont infiniment plus lourdes... Je m'approche encore un peu, et j'arrive à lire ce qui a été écrit dessus :
Habitants du Royaume d'Oremar !
Depuis des années, l'Empire d'Anurienn n'a cessé de revendiquer notre territoire, pour l'annexer à ses nombreuses conquêtes. Jusqu'ici, nous avions fermement résisté, et conservé l'intégrité de notre beau royaume. Cependant, ces lâches n'ont pas abandonné, et ont choisi le plus vil moyen qu'ils ont trouvé pour nous conquérir : après avoir assassiné lâchement nos ambassadeurs, ils nous ont déclaré la guerre ! Ils ont levé leur propre armée, et se préparent à nous envahir.
Peuple d'Oremar ! Notre roi Leyron ne laissera pas l'envahisseur nous réduire à l'état de simples vassaux. Mais il n'y arrivera pas seul : il a aussi besoin de vous ! C'est pourquoi tous les jeunes hommes en bonne santé de dix-huit à trente ans viendront grossir les rangs de l'armée de notre royaume ! Les soldats de métier vous entraîneront, vous formeront à cette guerre. Et, grâce à vous, nous renverrons l'ennemi se terrer derrière ses frontières, comme les faibles lâches qu'ils sont ! Nous ne nous laisserons pas faire ! Préparez-vous !
Les mobilisés ont cinq jours pour préparer leurs affaires. Ils se rendront à l'endroit prévu dans leur cité, ville, village, et partiront avec les officiers responsables d'eux à la position qui leur sera assignée.
Le Royaume d'Oremar vaincra !
Je sens l'effroi me gagner. Une guerre... Avec le puissant empire d'Anurienn? Notre village, Korall, est situé dans la partie Sud-Est du Royaume. Où est aussi située la frontière avec Anurienn... Nous ne sommes pas le village le plus proche, et nous ne sommes pas situés sur la route vers la capitale, l'objectif de l'Empire. Mais le risque est quand même présent.
Il ne me semble pas vous avoir déjà parlé de notre Royaume. Oremar est gouverné depuis des générations par la famille des Threan. Leyron est le descendant direct de cette famille, et donc le légitime roi de notre contrée. Même si il n'est pas le plus clément de tous les rois, et qu'il dirige le pays d'une main de fer, il est néanmoins un bon roi, équitable et juste envers ses sujets. Il est très différent de l'oppresseur qui dirige l'Empire, Gorthar. Il noie ses paysans sous les impôts, et sa cour n'est que décadence et complots. Il convoite nos territoires, riches en cultures mais surtout en minerais. Si il nous conquiert, une bien sombre époque s'annonce pour Oremar...
Je crois que la géographie de notre pays vous est inconnue. Une carte pourra sûrement vous être utile...
La capitale de notre royaume est Eltion, une grande ville portuaire qui nous est utile pour commercer avec quelques pays voisins, comme Brean ou encore Parra, ou bien seulement avec la seule île du royaume, Nios. Le pays est coupé en deux par plusieurs fleuves géants. A l'Ouest, la partie "civilisée" : toute la région d'Eltion, organisée autour de la plaine d'Ingvora, où de nombreux petits villages de cultivateurs approvisionnent la capitale et les autres grandes villes. La partie Est est plutôt constituée de grandes forêts, longées par les fleuves, et de grands plateaux froids et secs, balayés par le vent, les plateaux de Gondar. C'est par là que l'Empire d'Anurienn pourra tenter nous envahir , car c'est le seul accès praticable pour une armée. Traverser la forêt de Lomne - qui protège Korall - ou le désert du Niawubé ne serviraient pas les intérêts du monstrueux empire. Trop de perte de temps et d'hommes...
Notre destination sera donc les Plateaux de Gondar. Je suppose que l'armée sera disposée près de la frontière... Ce qui signifie donc que nous aurons un long et difficile voyage à faire.
Soudain, je remarque que Nawel et Kal sont à côté de moi, en train de lire l'affiche. Nawel me regarde, et prend la parole :
- Anurienn, hein? Je sais pas pourquoi, mais je ne le sens pas du tout... On s'est dit, avec Ilian et Sona, qu'on devrait parler de ça entre nous cinq. Rendez-vous à notre maison suspendue, dans une demi-heure, ça te laissera le temps de parler un peu à Ava. Evite de nous faire faux-bond !
Sur ce, il s'éloigne à travers la foule compacte, Kal sur ses talons.
Je les regarde disparaître, encore hébété par le coup de tonnerre. Une guerre... Moi, en guerre ! Ce n'est pas possible... Oui, il faut absolument que nous en parlions.
Que j'en parle avec Ava...
Je me fraie un chemin à travers la foule compacte de villageois sonnés, choqués, en colère pour la plupart.
Une fois sorti de la cohue, je me dirige vers la maison d'Ava. Une fois arrivé devant, je l'aperçoit, prostrée, contre le mur. Elle aussi me voit, et se lève brusquement. Elle me saute au cou, en criant et pleurant à moitié :
- Alan !
- Oui, c'est comme ça que je m'appelle. je souris, dans une pauvre tentative d'humour.
Elle me regarde fixement, les yeux ronds :
- Dis-moi, tu es sûr que ça va ? Je veux dire, tu as lu l'affiche?
- Oui, je sais. Déclaration de guerre...
- Et mobilisation... Et tu arrives encore à plaisanter?
- Ben, tu sais... Si je n'en ris pas, je crois vraiment que je vais en pleurer. Donc, à choisir...
Elle me regarde, l'air infiniment triste.
- Dis... Si, là-bas...
- Chuut... je l'interromps. N'en parle pas, et ça n'arrivera pas. Je suis désolé, mais j'ai promis à Nawel, Kal et les jumeaux qu'on irait en parler, tous les cinq. Si je veux être à l'heure, je dois partir maintenant... Mais, Ava, je te promets que je resterai avec toi tant que je pourrai. Jusqu'à mon départ.
- D'accord...dit-elle, dans un reniflement à peine audible.
Nous nous séparons, à regret. Au moment de me retourner, pour partir vers la forêt, je crois la voir accrocher une larme au bout de son doigt avant de rentrer chez elle. Je lutte pour ne pas courir l'enlacer...
Il me faut une vingtaine de minutes pour atteindre l'arbre, tant je suis sonné. Je suis juste à l'heure. Je monte à l'échelle, et me retrouve au milieu de mes quatre meilleurs amis. Je les vois, assis autour de la petite table que nous avions clouée à même le sol. Tous relèvent la tête au moment où j'entre. Je m'assois avec eux, et nous attendons, les uns en face des autres, que l'un d'entre nous se décide à briser le silence. Finalement, je craque le premier.
- Je...dis-je d'une voie mal assurée, chevrotante.
Je me racle la gorge, et reprends, plus fermement :
- Je crois que nous n'avons pas le choix. Si on refuse de partir, on nous exécutera pour désobéissance. Si on part...
Kal éclate de rire, un rire de fou.
- La guerre n'a aucune pitié, n'est-ce pas? Tu sais, je crois que nous avons tous conscience que nous avons peu de chances de revenir. Mais bon, tant qu'on n'est pas mort, on a toujours de l'espoir...
Il rit à nouveau. Sa voix tremble elle aussi. Submergé par l'émotion. Quelle émotion, je ne saurais le dire...
- L'espoir... C'est quand on prononce ce mot qu'on voit à quel point il est ridicule...
Nous nous regardons tous. Ilian prend la parole.
- Comment allez-vous vous occuper pendant ces cinq jours? Moi et Sona...commence-t-il
- Nous allons aider notre père à la forge. Il nous a dit qu'il forgerait des choses utiles pour nous cinq, et qu'on devrait l'aider. On en profitera pour préparer notre paquetage, et pour passer du temps avec notre famille... achève son jumeau.
Je regarde Nawel. Il me répond, en souriant faiblement :
- Eh bien, moi aussi je passerai du temps à préparer mon barda. Et avec ma famille. Il faudra bien que j'apprenne à mon petit frère mes techniques de grimpe pour qu'il me remplace pendant cette guerre... Je reprendrai ma place quand on reviendra...
Personne n'ose relever l'optimisme forcé dans ses paroles. Nous n'en avons pas la force. Il reprend :
- Et vous, Kal, Alan?
Nous nous regardons tous les deux. D'un accord muet, Kal commence :
- Eh bien, la même chose que vous trois. La famille... Le paquetage... Mon père pourra sûrement m'aider à nous confectionner quelque chose d'utile...
C'est à moi.
- Je ne vois pas ce que je pourrais faire d'utile pour vous, chez moi... Je vais passer autant de temps que possible avec ma famille. Et Ava...
Je soupire. Ava...
- Dites-moi, je reprends pour cacher mon émotion, où pensez-vous être affectés?
- Ilian et moi, répond Sona, nous irons sans aucun doute chez les fantassins. Nous avons la carrure, et la technique... Je pense que Kal et Nawel feront partie des éclaireurs, vu leur gabarit... Et toi, sûrement archer. Ou fantassin, comme nous. Si c'est le cas, on t'apprendra tout ce qu'on sait...
Un silence pesant s'installe entre nous. Puis Nawel se lève brusquement, une flamme brûlant dans ses yeux. Il s'écrie :
- Mais à quoi bon penser à notre mort dès le départ? Ce n'est pas comme ça qu'on survivra ! On est assez grands pour se débrouiller seuls non? Alors on va partir là-bas, gagner cette foutue guerre, et revenir ici le plus vite possible ! On le doit à nos familles. Et à nous aussi ! Je jure de revenir ici.
Il tend son bras, poing serré, au milieu de notre cercle.
Kal nous regarde tous, puis pose son poing sur celui de Nawel.
- Je le jure.
Il est imité dans l'instant par les jumeaux.
- Nous le jurons.
Je les regarde, tous, l'un après l'autre. Toute tristesse a disparu, remplacée par une détermination de feu. Je sens tous mes doutes s'évanouir. Je pose mon poing sur les leurs, scellant cet étrange pacte.
- Ainsi soit-il. Nous reviendrons.
Il n'y a plus rien à dire. Nous quittons tous notre maison aérienne, avec un dernier regard pour le paysage au dehors. Puis nous rentrons chez nous.
Les cinq jours suivants passent comme dans un rêve, dissimulés par un brouillard épais et mystérieux. Comme promis, nous passons tous notre temps avec notre famille. Pour ma part, j'expédie mon paquetage le premier jour, et je profite du reste de mon temps pour faire de longues promenades avec mes cinq petits frères et soeurs, tristes de voir leur grand frère partir - je ne leur ai pas dit pourquoi, je ne voudrais pas les effrayer -. Et Ava aussi, qui me tient la main si fort qu'elle me l'arracherait presque. L'autre main, je l'abandonne à Natt. Ces cinq jours auront été les plus doux, et les plus terribles de ma vie. Voilà la jour du départ. Tous les jeunes de dix-huit à trente ans sont rassemblés sur la place du village, leur paquetage sur le dos. Ilian et Sona ont ramené à chacun de nous cinq un couteau aiguisé, une cuiller et une fourchette, une écuelle, et pour moi des pointes de flèches en fer forgé. Kal a quand à lui ramené une petite bourse en cuir, toujours pour chacun, et d'autres pièces de cuir destiné à notre propre usage. L'heure du départ est proche. J'avise Ava, au coin d'une ruelle, seule - j'ai fait mes adieux à ma famille le matin même -. Je la rejoins, en me retenant de ne pas courir. Elle me regarde, et dit en reniflant :
- Tu me manqueras... Reviens vite, hein?
Je la regarde droit dans les yeux, et pose mon front contre le sien.
- Je reviendrai. Je te le jure.
- C'est bien...
Les soldats sont arrivés, la cohorte humaine -vouée à la mort ?- se met en marche. Mes quatre amis m'attendent. Il est temps de partir. Je regarde une dernière fois Ava, comme pour graver son image dans mon esprit, puis lui colle un dernier baiser sur les lèvres. Puis je me retourne, rejoins mes amis. Je l'entends murmurer :
- N'oublie pas ta promesse...
Nous quittons la place, par la route principale. Direction, le point de rassemblement de toutes les armées :
la ville de Lifa. Je jette un bref regard à mes compagnons : nous sommes une cinquantaine de mobilisés, plus cinq soldats de métier venus pour nous escorter, et nous former. Voilà la sortie du village... Notre troupe s'avance, puis disparaît dans le lointain, foulant la route d'un pas presque hésitant, en soulevant de petits nuages de poussière. Nous ne nous retournons pas une seule fois. L'aurions-nous fait, et nous aurions été incapables de continuer davantage. La route emprunte un premier tournant, puis contourne une colline. Nous avançons, pas à pas. L'avancée à beau être lente, elle est inéluctable.
Le destin s'est mis en marche...
Page précédentePage suivanteCréé le 27/11/12 é 07:55
Derniére modification le 28/12/12 é 07:47
Et sinon, patience pour la suite hein è_é