-
Neuf cent soixante-dix, neuf cent quatre vingt, neuf cent quatre-vingt dix... Mille.
La jeune Osamodas jeta le sac aux pieds du Roublard, ponctuant ce geste d'un soupir, pour bien lui montrer à quel point tout celà l'ennuiyait profondément. Loin de s'en formaliser, l'autre lui rendit un sourire charmeur, avant d'entamer une espèce de révérence, de laquelle il se redressa finalement en tenant son sac de la main gauche.
-C'est un plaisir de faire des affaires avec vous, madâââme.
-Mademoiselle.
-Je vous en prie, appelez-moi Lass.
L'Osamodas roula des yeux, franchement soulagée d'en avoir fini avec cet individu. Lass Depykh était quelqu'un de particulièrement irritant, travailler avec lui relevait de l'épreuve d'endurance mentale.
Il fanfaronnait, bavardait, prenait son temps, et passait plus de temps à amuser la galerie qu'à faire preuve du peu de serieux qu'on lui demandait. Son visage perdait rarement cet espèce de rictus à la fois moqueur et sournois qui paraîssait vouloir lui scinder les joues en deux. Son seul oeil visible, le gauche, pétillait de malice (d'autres diraient "de fourberie"), du moins lorsqu'il n'était pas en partie dissimulé par des mèches éparses de cheveux blonds, contrastant étrangement avec sa peau brune. Il marchait avec l'air un peu trop sûr de lui, et semblait toujours regarder un peu les gens de haut, à cause de sa grande taille.
On pouvait lui reconnaître au moins une chose : il savait faire son boulot.
Ce drôle de type dégingandé cachait derrière une allure peu engageante un certain talent, il fallait bien l'admettre.
C'était à l'origine un voleur d'exception, qui savait pertinemment se diversifier et exécuter toutes sortes de basses besognes pour peu qu'on mette une récompense interessante à la clef.
Il avait à son -prétendu- palmarès enlèvement, assassinat, vol à mains armée, vol à main désarmée, vol à l'étalage, vol de dragodinde, conduite de dragodinde en état d'ébriété, escroquerie, détournement de fonds, usurpation d'identité, discrimination, proxénétisme, bizutage, mendicité, exploitation de failles, extorsion, vente de kamas illégale, contrefaçon, séquestration, mutinerie, détournement de navire, piraterie, vente illégale de matèriel naval, dégradation de matèriel, trahison, espionnage, espionnage en état d'ébriété, complot, refus d'éplucher des patates, sabotage de pièges sram, vente de kododios, outrage, intimidation, cruauté envers les familiers, vente d'organes, indécence, vol de chachas, profanités, mauvaise hygiène dentaire, concurrence déloyale, débauche, création de potions sans diplome d'alchimiste, tapage nocturne, tapage diurne, et enfin pratique illégale du tango frénétique du Captain Chafer. Du moins sur l'île de Frigost.
Il avait même la réputation d'être capable de voler le Temps lui-même.
Lass Depykh
Le Roublard avait quitté l'île parce qu'il y était ardamment recherché, d'après ses dires, et comptait bien faire du grand continent son nouveau terrain de jeu.
Kyvala Shass, l'Osa, doutait franchement de la véracité de son Curriculum Vitae un peu trop long, mais avait tout de même tenu à vérifier s'il n'était qu'un beau parleur. Force était de constater que Lass était parvenu haut la main à s'emparer du butin qu'elle convoitait : un bijou d'une grande valeur qui avait appartenu à Bougli Aune, un dresseur d'exception.
Les mille kamas qu'elle avait promis au Roublard ne valaient rien en comparaison de l'artefact, mais elle se garda bien de le dire, préfèrant profiter de la naïveté de celui qu'elle considérait d'ores et déjà comme un mythomane de la pire espèce plutôt que comme un collectionneur de délits.
Elle était prête à parier qu'il ne venait même pas de Frigost.
Passant le collier surmonté du bijou autour de son cou, elle lança au Roublard :
-Il est temps de se quitter. Nous avons tous les deux eu ce qu'on voulait. Si j'ai encore besoin de toi un jour, je m'arrangerai pour te retrouver.
-Le plaisiiir sera mien, ma belle.
A ces mots, Lass fit une grande enjambée, se rapprochant en un clin d'oeil de la jeune femme, puis l'étreignit tendrement.
Un instant magique, que brisa l'Osamodas en le gratifiant d'une giffle en plein visage, furieuse de s'être laissée ainsi approcher par le voleur un peu trop entreprenant. Celui-ci recula, et lui fit son plus radieux sourire, exhibant une mèche de cheveux blonds arrachés à la demoiselle dans la manoeuvre.
-Je me languis d'avance de vous revoir !
-Hors de ma vue, saleté !
Le roublard s'écarta, ignorant royalement la douleur dans sa joue, puis escalada un monticule de caisses afin de filer par une fenêtre, non sans avoir oublié de jeter à la belle un dernier sourire.
Il se laissa tomber à l'exterieur devant une dragodinde médusée, avant de s'éloigner de la grange dans laquelle ils avaient procédé à leur échange.
Pauvre chérie, songea-t-il en sortant de sa poche le collier de Bougli Aune, précisément à l'instant où, à l'interieur de l'édifice, l'Osamodas réalisa qu'elle n'était plus en possession du bijou précieux. Elle se précipita sur la porte, furieuse de s'être fait doubler, bien décidée à rattrapper ce maudit Roublard. Elle ne réalisa son erreur que lorsque qu'une lueur orangée à sa droite vint l'éblouir.
L'instant d'après, une explosion soufflait son corps, n'en laissant pas même un pauvre résidu calciné.
-J'ai bien peur que tout ça ne mette un terme à nos affaires futures, murmura Lass, le visage déchiré par un sourire mauvais, alors que la grange devenait la proie des flammes et que la fumée se répandait en denses nuages gris dans le ciel.
Il porta la mèche de cheveux blond platine à son visage et la renifla longuement, avant de la passer contre sa joue avec lenteur, les yeux mi-clos. Son étrange rituel ne dura qu'une minute tout au plus, et celà fait il glissa les cheveux dans une petite sacoche avant de reprendre sa route.
La fumée, plus que l'explosion, allait sans doute alerter les habitants des fermes avoisinantes, mais le temps qu'ils arrivent, lui serait déjà loin. A l'orée du bois situé tout près, sa dragodinde l'attendait. Un animal massif aux écailles ivoire et prune, au regard agressif et pourvu d'une dentition qui laissait de serieux doutes concernant son statut de paisible herbivore. Son nom était Daynveurh, et celà faisait déjà plusieurs années maintenant que le Roublard l'avait volée à un éleveur connu pour fournir principalement les Miliciens des différentes villes du vieux continent.
L'animal était chargé de deux énormes paniers contenant ce que le Roublard appelait "son nécessaire de travail", incluant des explosifs, un grappin, plusieurs rouleaux de cordes, des vêtements de rechange et quelques déguisements, des parchemins falsifiés, et d'autres choses plus exotiques qu'il n'est pas nécessaire de mentionner ici.
Le brigand donna une petite tape amicale à l'encolure de sa monture, puis se hissa dessus.
La matinée était déjà bien avancée alors qu'il traversait les champs d'Amakna en direction du Sud. Il allait lui falloir faire le plein d'informations croustillantes et d'histoires de trésors, histoire d'occuper un peu son temps libre. La taverne du village n'avait aucun intérêt, la plupart des récits d'habitués tournant autour de la pluie, du beau temps et de l'état des récoltes, mais il savait que celle de Sufokia regorgeait de marins de passage et d'aventuriers venus prendre un peu de repos. Parfois même, des personnes comme cette Kyvala Shass, pauvres voleurs débutants s'attendant à pouvoir pactiser avec lui et s'en tirer sans encombres. Il prenait un malin plaisir à se faire passer pour un imbécile, pour mieux les faire tomber dans ses filets.
Il ne croisa pas grand monde sur la route, hormis quatre drôles d'hommes qu'il se garda bien d'approcher alors qu'il traversait la forêt d'Amakna. Il était à peu près sûr que le Sacrieur à l'arrière du groupe se faisait traîner en laisse.
Mais après tout, ce genre de choses ne le regardait pas.
Page précédentePage suivante