PARTIE I
Chapitre II : Sans pitié.
Les deux mercenaires étaient morts, la gorge ouverte, comme si on leur avait dessiné à la lame une bouche béante et sanguinolente au niveau de la gorge.
Les deux plaies étaient similaires, nettes, indiquant que l'auteur de celles-ci avait dû faire un travail précis et sans bavure. En aucun cas, il ne s'agissait d'une brute sanguinaire frappant jusqu'à ce que l'adversaire ne succombe. Au contraire, on pouvait aisément imaginer que l'auteur était un individu assez calculateur et professionnel pour viser immédiatement les points vitaux de ses adversaires, sans chercher un seul instant à les faire souffrir.
Hormis les longs ruisseaux sanguins qui s'étaient répandus au sol depuis les gorges des victimes, les lieux semblaient avoir été épargné de toute souillure. Les restes du campement des deux hommes -un petit feu qui commençait à s'éteindre, ainsi que leur tente de fortune- avaient été laissés intacts. Néanmoins, il n'y avait aucune trace de sacs de voyages, ou d'argent, ce qui sous-entendait clairement qu'ils avaient été dérobés.
La Xelor se tenait près du feu, profitant quelques minutes de cette chaleur bienvenue avant de reprendre la route dans le froid matinal, caressant son arme du bout des doigts. L'aiguille, dont la forme n'était pas sans rappeler celle d'une rapière, semblait faite d'un métal précieux, orné de multiples arabesques naturelles sinuant depuis la pointe pour se glisser jusque sous la chappe de la garde. A y regarder de près, on aurait presque pu croire que ces dessins sur le métal dansaient et se tortillaient à la lumière du jour.
La propriétaire de ce petit trésor ne laissait voir aucune parcelle de sa chair, conformément à l'usage Xelor : Elle avait le corps recouvert de bandages des pieds à la tête et arborait un long manteau, dont la capuche retombait sur son visage, ne laissant qu'à peine voir les deux orbes glaciales qu'étaient ses yeux. Impossible de lui donner un âge, une identité. Sa démarche était raide, son dos droit comme un piquet, on ne pouvait y déceler la moindre féminité. Même ses mouvements étaient dénués de maniérisme : chacun de ses gestes était exécuté dans un but précis, afin qu'elle ne laisse s'échapper aucune seconde, aucun battement de cil qui ne soit pas nécessité.
Elle ne supportait guère de perdre du temps, et elle comptait bien profiter de ces trois minutes et vingt-cinq secondes pour se réchauffer juste le nécessaire, et guère plus.
Après lesdites trois minutes et vingt-cinq secondes, elle se leva d'un coup et siffla à trois reprises. La plainte rauque de sa dragodinde personnelle vint immédiatement se faire entendre à quelques mètres de là, signe que l'animal était prêt à repartir. La Xelor abandonna le rondin de bois sur lequel elle était assise un instant auparavant, balaya les bois environnants du regard, puis disparut le temps d'un battement de cils pour réapparaître sur le dos de sa monture.
Le temps lui était compté, et elle ne comptait pas en gaspiller d'avantage tant qu'elle n'aurait pas accompli sa mission.
Il était exactement treize heures lorsque la Xelor posa le pied à Sufokia.
Son arme était soigneusement rangée dans son dos, bien dissimulée par son grand manteau. Si on lui avait moultes fois reproché son tempérament bien trop belliqueux (elle avait coupé court à toute discussion à ce sujet en faisant parler le métal), elle était cependant consciente que s'afficher armée n'était pas chose intelligente, hormis lorsque l'on a à faire à des crapules. Et elle préfèrait se laisser croire que Sufokia n'était pas qu'un nid de crapules.
Son premier reflexe fut de se diriger vers l'auberge du port. En toute situation, toujours se renseigner à l'auberge : c'était là une règle d'or pour un grand nombre d'aventuriers, mercenaires, guerriers et autres hors-la-loi du Monde des Douze. Elle ne s'attarda pas en route, ignorant royalement les commerçants et vendeurs à la sauvette qui tentèrent de lui refourguer lampes magiques, cartes de mysterieux trésors perdus, clés de coffres abandonnés, plans de donjon et lingerie féminine presque neuve.
Ce qui fut plus compliqué à ignorer, c'était l'odeur d'eau de mer et de poisson crevé qui émanait des lieux. De quoi donner la nausée. La vue de l'auberge et l'idée qu'une odeur de mauvais alcool et de sueur allait remplacer cette pourriture maritime fut presque un soulagement pour elle.
La jeune femme plissa les yeux pour tenter de lire l'enseigne, en vain (le temps et les intempéries avaient achevé de la rendre illisible), puis entra dans l'auberge.
Celle-ci était moins crasseuse que les dernières qu'elle avait visité, et sa population semblait aussi moins médiocre : s'il y avait bien là un ou deux piliers de bar au teint empourpré par l'alcool, le reste de la faune locale semblait relativement sain, et aucune table ne paraîssait encore proche d'être décolée du sol pour traverser une vitre à cause de la furie d'un poivrot un brin trop susceptible. L'abscence de carreaux de fenêtre brisés témoignait d'ailleurs de la probable bonne éducation des locaux, ou peut-être d'un certain soin de l'aubergiste : en effet, s'il était assez consciencieux pour faire régulièrement réparer des vitres brisées, il ne pouvait pas être un mauvais bougre.
Quelques paires d'yeux se tournèrent vers la disciple du Seigneur des Heures, mais peu s'y attardèrent plus longtemps que pour examiner si elle avait des "arguments" convaincants.
Une auberge d'assez bonne qualité, à n'en plus douter, sans quoi les hommes seraient restés à la reluquer sans ciller, et quelques blagues grivoises et allusions grossières n'auraient pas tardé à fuser. Non pas qu'elle soit vraiment dérangée par ce genre de comportement, mais il lui était assez ennuiyeux de devoir couper une langue ou deux pour obtenir un tant soit peu de respect lorsque des pilliers de bar commençaient à manifester trop d'irrespect à son goût, ou pire, s'immiscer dans ce qu'elle considèrait comme étant son espace vital (à moins de trois mètres sans son consentement, elle était généralement prête à sortir les armes). Et encore, c'était quand elle était de bonne humeur : un oeil ou quelques doigts en moins pouvaient aussi devenir punition courante lorsqu'elle n'avait pas le moral à tolérer la moindre plaisanterie.
D'un pas pressant, elle se dirigea vers le comptoir et se racla la gorge. Le tavernier, occupé alors à nettoyer une chopine, vint immédiatement s'approcher d'elle.
-J'peux vous aider, ma p'tite dame ?
-Bien aimable d'éviter ce genre de surnoms stupides, pour commencer, je ne tolère pas les familiarités.
-C'est qu'elle mordrait presque ! Allez, pas d'embrouille, j'évite les surnoms "stupides" et vous changez ce vilain regard en quelque chose d'moins agressif, ça vous va ?
La Xelor soupira, puis s'appuiya sur le comptoir. Au moins, il avait évité les quolibets et autres blagounettes idiotes, ce n'était pas encore un cas désespéré.
-Je cherche un homme, fit-elle, laissant un bref silence s'installer, comme si elle attendait une réaction particulière.
Une remarque sexiste, peut-être ? un commentaire grivois ? Rien de tout celà n'arriva, l'homme se contentant de hausser un sourcil, l'air d'attendre la suite. Elle se résigna à accepter que ce type n'était peut-être pas comme tous les autres hommes (qu'elle avait tendance à cataloguer tous comme des menteurs/alcooliques/malpolis/dégoûtants/sauvages -rayer la mention inutile-), et enchaîna calmement :
-Je ne pourrais pas donner énormément d'informations à son sujet... il possède certainement un tas de faux noms et costumes en tous genres. Néanmoins... il est blond, la peau brune, avec des yeux qui brillent d'une lueur salace et un attrait certain pour l'argent.
-Aaah non, jamais vu d'ça ici.
La jeune femme toisa le tavernier quelques secondes, comme si elle cherchait à lire en ses yeux s'il mentait, puis haussa finalement les épaules.
-Tant pis... merci tout de même.
Elle sortit l'exterieur et étouffa un juron, fronçant les sourcils. Se pourrait-il qu'il ne soit pas encore arrivé et qu'elle ait une longueur d'avance sur lui ? Ou pire, qu'il ne soit pas passé par Sufokia ? Impensable. Dans le doute, elle allait chercher encore un peu dans les environs.
Elle n'avait pas tué les deux mercenaires, dans le bois, mais n'avait fait que suivre la piste du Roublard. Le travail de celui-ci avait été net, d'une précision remarquable. S'il était connu pour avoir une grande gueule, elle était, en ce point, justifiée. Elle lui avait découvert plusieurs modes opératoires : l'un était l'attaque "surprise", qui consistait en tuer l'ennemi rapidement, sans lui laisser le temps de réagir, probablement en se faisant passer pour un allié. L'autre était incontestablement le moins discret, le Roublard n'hésitant pas à user d'explosifs pour souffler le corps de la victime et n'en laisser que des cendres ou un tas d'os calcinés. Lorsqu'elle trouvait des indices si évidents du passage de Laäs, la Xelor était convaincue qu'il les laissait intentionnellement, comme un jeu de piste. Elle l'imaginait parfaitement se jouer d'elle en agissant de la sorte. Mais savait-il réellement qu'elle le pistait ? Impossible.
Mais il n'ignorait probablement pas qu'il était recherché.
Le tavernier l'avait suivie du regard jusqu'à ce qu'elle soit sortie. Drôle de petit bout de femme. Probablement plus jeune que ce qu'elle laissait paraître.
Il se demanda aussi s'il n'aurait pas dû lui parler de l'autre Roublard qui était passé... mais après tout, même s'il avait des cheveux comme les blés et une peau plutôt sombre, il était borgne, et le fait qu'il ait payé sa tournée aux trois étranges voyageurs arrivés après lui témoignait plutôt d'une grande générosité.
Page précédente